8 décembre 2011

Les tiroirs


La vie en petits morceaux, et nous en petits bouts de nous. Dès la naissance, il nous devient rapidement évident que pour arriver à s'en sortir adroitement, mais encore pas toujours, il va falloir adapter notre moi pluriel à l'entourage. Etre souriante avec la vieille tante moustachue qui sent le renfermé  mais qui offre de jolis cadeaux à Noël, et être une peste dans la cour de recréation, surtout pour éviter de montrer qu'on a peur et de se faire tabasser par les garçons. Mais comme on a un "moi" qui aspire sérieusement à une unité (par ailleurs tout à fait improbable), il y a quelques couacs dans ce joli compartimentage. C'est ainsi qu'on se retrouve a déclarer sa flamme à l'abruti du CM2 qui nous tire impitoyablement les nattes et qui profitera désormais de ce moment de faiblesse pour nous traiter avec une cruauté accrue, et qu'on laisse échapper un: "Je veux pas que tu m'embrasses, tu piques!" à la vieille tante qui ne nous offrira plus désormais à Noël qu'un regard noir et rancunier. La vérité c'est pas bien, c'est dangereux, et ça coûte cher. Mais comme on est encore un enfant, on se permet souvent de tout mélanger, et de faire de nos "moi" une bouillie joyeuse et colorée, sans trop craindre les conséquences. L'enfance, c'est fait pour ça après tout.


Mais on apprend le prix de la liberté et du mélange des genres, lentement, avec douleur, inexorablement. Pour être sûrs de se laisser glisser sans faire trop de vagues, il faut apprendre à mettre chaque chose à sa place, chaque facette dans son petit tiroir et les pythies seront bien gardées. En grandissant, on a encore parfois des velléités d'honnêteté, on se trouve sublimes, on se bat effrontément contre l'hypocrisie qui nous retourne l'estomac, on se jure que l'on sera toujours "soi" sans concession, comme si on avait la moindre idée de ce dont on parle. Et tous nos "moi" de s'esclaffer dans un bel ensemble.
Puis vient le temps du ramollissement inévitable, des pis-aller, des choix pas toujours heureux et nettement moins fanfarons, où nos "nous" chuchotent entre eux et passent de honteux pactes dont ils ne nous informent pas. Les petits tiroirs de nos âmes déstructurées ont des fuites, et ils se multiplient. Notre "moi" indépendant courbe un peu l'échine, parce que notre "moi" anxieux et tétanisé par la peur de l'abandon lui envoie un grand coup de pied sous la table en sifflant: "Tu vas finir seul, alors ferme-la et prend ton air de chaton perdu".
La vie court, et semble déterminée à nous prouver le contraire. Le contraire de quoi? Mais de tout. Mais surtout à écraser sur son passage tout ce qui ressemblerait de près ou de loin à une certitude. C'est épouvantable, c'est salvateur. C'est un paradoxe. C'est alors que les tiroirs honteux de notre adolescence, que l'on se jurait de ne jamais remplir, se révèlent être d'une formidable utilité. "Je suis un conjoint lamentable, mais je suis un parent extraordinaire. Bon, passable". "Je ne suis pas devenu ce que je voulais, mais mon canapé est confortable, et puis le tour du monde en radeau, c'était peut-être un rêve un peu excessif". "C'est fini, mais au moins ça m'est arrivé". On coule parfois, mais on a appris à flotter et à faire la planche, en fermant les yeux, et quand le ciel est dégagé et qu'il y a des étoiles, c'est même parfois très joli et poétique.
Puis il est de ces moments régressifs où l'on ne sait plus du tout où ranger les secousses de nos destinées. A la croisée de deux échecs, de deux aléas imprévus, on se trouve désemparés, sans la moindre explication logique sinon un sournois chuchotement qui nous dit: "Mais mon cœur, le point commun de cette dégringolade cosmique, c'est toi". Bien sûr on y croit, et on en rajoute. En tendant l'oreille, il nous semble entendre un glissement. Puis c'est une certitude: Les compartiments sont grand ouverts, et ils laissent entrevoir un magma de fureur.  Tout se mélange. Le contenu répandu sur le sol s'amoncelle, jusqu'à ressembler à un volcan qui gronde et laisse échapper d'inquiétantes volutes de fumée. La contamination est rapide et brutale. Tous nos "moi" sont coupables, incapables, irrécupérables.
Puis le calme revient. On finit par tout ranger. On perspective. On objective. Ces tiroirs jadis tant honnis sont l'assurance de la survie de notre moi multiple et mosaïque. Sans nos tiroirs, c'est le psycho-bordel.

1 commentaire:

Laissez-moi un peu de lecture pour quand je m'ennuie